Cher Monsieur et ami,
Voici, en souvenir, l’orgue de l’Hôtel de Ville de Sydney (1), 126 jeux, 5 claviers, construit par Hill, de Londres, en 1886. Le fameux 64 pieds est une Bombarde, en bois, traitée douce, d’élocution lente, car, à cette époque ils n’avaient pas de percuteur, mais dont la note est parfaitement perceptible musicalement. Appuyée par 4 32 pieds, Bombarde en Métal, Principal en Métal en façade, Flûte en Bois, Soubasse, l’effet est profondément émouvant dans l’ensemble. Tout va très bien. L’enthousiasme pour la musique, ici, est indescriptible.
Mille bons souvenirs, auxquels se joint Madame Dupré.
Cordialement à vous.
(1) Carte postale d’une étape du tour du monde au cours duquel Marcel Dupré donna 40 concerts en Australie. C’est à la fin de son séjour à Sydney qu’il apprit que le gouvernement français avait décrété l’ordre de mobilisation générale; mais obligé de remplir ses engagements - soixante concerts étaient organisés en Amérique - il poursuivit son voyage accompagné de madame Dupré. La traversée du Pacifique les conduisit au Canada puis à New-York où les attendait leur fille Marguerite, remarquable pianiste, qui participa à plusieurs récitals.
Mon cher Maître.
En me demandant mon avis sur le concert de Messiaen, vous m’avez mis dans l’embarras, car il s’agit d’un de vos élèves de prédilection. D’autre part, je ne puis parler de ce concert sans considérer l’ensemble du cas Messiaen, et cela m’oblige à écrire ; ce sera un peu long car la question est complexe et grave (1). Mon avis n’a aucun intérêt, mais les motifs de mes opinions d’auditeur moyen sans parti pris peuvent en présenter.
Messiaen a certes des dons exceptionnels, une forte personnalité, beaucoup d’ambition et a de grandes chances de posséder ce qu’on est convenu d’appeler génie. Mais ce génie ne s’affirme pas, il se prouve par des réalisations. Jusqu’à présent, je ne connais pas une de ses œuvres qui ne me paraissent entachée de graves défauts, des défauts de principe, tenant, semble-t-il aux causes suivantes.
Les lois de l’art ne sont pas arbitraires, elles ont des bases physiques et psychologiques. Exemple : division de l’octave en quinte et quarte. Ce n’est pas sans motifs que l’on est arrivé au rapport du sujet et de la réponse et que toutes les belles mélodies majeures reconnues pour telles font le circuit tonique dominante tonique.
Autres exemples : lois de la variété dans l’unité, des contrastes, de la gradation et de la convergence des effets.
[…]
C’est ce que n’admet pas Messiaen qui a l’illusion de créer un type de musique absolument neuf ; car, à en croire ses amis, la musique européenne est dans l’impasse, et Messiaen lui apporte la rédemption « Messianique ».
Il en résulte :
* Les modes à transpositions limitées. Vous savez ce que j’en
pense.
* Suppression du contrepoint, et abus de la mélodie
accompagnée.
* Les rares mélodies simultanées sont superposées sans souci
d’intervalles : en mouvement rapide, on produit toujours un effet superficiel en faisant coïncider n’importe quoi, à
l’exemple d’Hindemith.
* Abus des guirlandes, vocalises, ornements présentés pour
eux-mêmes : ce sont des parties libres sans sujet, des ornements sans supports, de l’architecture baroque sans les murs.
* Rejet systématique des rythmes réguliers qui vicient toute la
musique depuis trois siècles. Les Maîtres ont cru qu’un rythme à 3 ou 4 temps répondait à un besoin de régularité d’origine
physiologique qui, en général, n’empêche nullement la variété. Messiaen veut faire croire que la mesure est monotone et nuit
au rythme. C’est pourquoi il ne dit plus d’une jolie femme un peu infirme : dommage qu’elle boîte, mais : on lui a ajouté
une demi unité de valeur.
* Emploi excessif des accords modulants pour eux-mêmes, dits en
grappe. C’est un procédé excellent pour faire désirer une cadence et préparer une conclusion, par exemple la IV° Ballade de
Chopin, avant la coda, finale de la Symphonie-Passion (2) . Au début et dans le
cours d’un morceau, cela devient très vite insupportable de monotonie.
* Suppression intentionnelle des développements : répétition
systématique pour produire chez l’auditeur une obsession. Tous les Maîtres se sont au contraire attachés à des
développements riches, au renouvellement incessant de l’intérêt. […]
[…]
D’autres fois, Messiaen vise au calme contemplatif et à la poésie mystérieuse. Là sont ses plus beaux moments. J’aime le Banquet Céleste (3) , malheureusement j’ai appris qu’il le renie. J’ai aimé franchement la fin du Combat de la mort et de la vie malgré le parti pris des accords enchaînés et de la facilité d’effet d’une cantilène de flûte sur un fond de voix céleste.
[…]
Excusez, mon cher Maître, la longueur de ces réflexions. Peut-être eut-il mieux valu que je continue à admirer Messiaen en silence, sans être amené à préciser les limites de mon admiration, car j’ai du faire quelques réserves.
A dimanche. Recevez et présentez aussi à Madame et Mademoiselle Dupré, mes vœux affectueux pour 1942.
Fidèlement à Vous.
(1) Lorsque je demandai en 1964 à Marcel Dupré l’autorisation de publier ses lettres et
celles de mon grand-père qu’il avait conservées, notamment celle-ci, évoquant ce que l’on appela pendant une dizaine
d’années « le cas Messiaen » qui provoqua des batailles publiques dans les salles de concerts et même dans les églises
(« En 1945, [R. Désormière], [il] défend, au pupitre, les 3 petites liturgies de la présence divine […] qui causent un
scandale mémorable » in Le Monde du 19 janvier 2002), Mme Dupré me pria à déjeuner à Meudon. Après avoir relu cette
précieuse correspondance - Marcel Dupré mit de côté ce long texte messianique et avec un air à la fois triste et attendri,
il me dit en soupirant : « il avait souvent la dent dure votre cher grand-père, mais il voyait juste, trop juste avec ses
connaissances encyclopédiques et ses jugements si pénétrants. Cependant comme il s’agit ici de celui qui fut l’un de mes
élèves préférés, le plus doué peut-être, faites-moi plaisir, Messiaen et moi vivants, ne publiez pas ce papier. »
Le surlendemain, je recevais un mot accompagnant une photographie récente de Marcel Dupré [il s’agit de celle qui est
représentée en 4ème page de couverture] aux claviers de Saint-Sulpice ainsi que le très beau texte autographe en forme de
préface figurant au début de ce recueil : « Messiaen: critiques justes mais sévères pour lui. Je l’aime personnellement
beaucoup [souligné trois fois]. Voulez-vous que cela reste secret. »
(2) Op. 21, 1924, 1ère audition donnée en la cathédrale de Westminster.
(3) Un peu après 1950, à l’orgue de Saint-Sulpice, Dupré a interprété le Banquet Céleste et Les Bergers, dans l’enregistrement réalisé par Mercury (n° SRI 75088).
Cher Monsieur et Ami,
Une petite halte me permet de prendre la plume pour vous remercier - bien tardivement - de votre lettre du 5 septembre qui nous avait fait bien grand plaisir. Toutes les nouvelles musicales que vous nous donnez nous ont, naturellement, beaucoup intéressés.
Puisque vous avez notre itinéraire en main, vous vous rendez un peu compte de notre vie. En octobre, 29 concerts dans 27 villes (2 dans la même journée, à Philadelphie et à Monmouth). Quand vous aurez ajouté aux voyages, aux répétitions, aux concerts, tout ce qui se greffe autour, banquets, réceptions, défilés et signatures d’autographes, après chaque audition, vous vous rendrez compte que l’expression : « n’avoir pas le temps de souffler » doit être quelquefois prise à la lettre. De ce fait, j’accumule un énorme courrier auquel je n’arrive à répondre que par bribes, car vous pensez bien que Marcel n’a pas souvent le temps de prendre la plume.
Mais, malgré cette vie ahurissante, nous allons admirablement bien tous trois. Nous avons beaucoup de joies et cela y contribue. Les concerts ont partout un succès tel que nous en sommes émus chaque fois. Les gens y viennent en foules telles qu’il faut partout refuser du monde, et l’accueil fait à mon grand artiste est émouvant. Marguerite a aussi un très grand succès personnel avec la Sinfonia pour piano et orgue à laquelle elle ajoute un bis de la musique française (1) .
Naturellement, on ne rencontre pas tous les jours un orgue de St Sulpice à jouer, et il y a quelques instruments décevants, mais il y en a aussi de splendides qui consolent des autres, et presque partout, de magnifiques Steinways.
Nous nous acheminons vers la Californie avec grande joie. c’est un si beau pays ! et mon bonheur sera grand d’y réentendre le De Profundis (2), dimanche.
Vous savez peut-être déjà que, hélas, notre rêve de rentrer pour la Messe de Minuit s’est écroulé du fait des grèves maritimes. Après avoir retenu notre cabine sur le paquebot américain « America » pour le 16 Xbre [= décembre], nous ne pourrons, finalement, nous embarquer que le 27 Xbre. Nous sommes consternés, mais il faut bien se résigner. Nous vous donnons donc rendez-vous à St Sulpice le Ier dimanche de Janvier.
Vous devinez avec quelle anxiété nous attendions le résultat des élections hier (3) . Hélas tout cela n’est pas gai !
Voulez-vous nous rappeler au bon souvenir de Madame Guerner et
recevoir, Cher Monsieur et Ami, notre fidèle affection à tous trois.
Un fidèle souvenir de votre ami.
(1) Sinfonia en sol majeur, opus 42, composée avant le départ pour les Etats-Unis et donnée en première audition à l’Eaton auditorium de Toronto au Canada (Note de Jeanne Dupré, 1964). Cette œuvre dédiée à Marguerite Dupré a la forme abrégée de la symphonie.
(2) Opus 17, à la mémoire des soldats morts (guerre 1914 - 1918), pour solistes, chœurs, orchestre et orgue. Leduc, 1917. Donné en 1ère audition en 1924 en l’église des Blancs-Manteaux avec l’orchestre Lamoureux dirigé par Paul Paray. Dans sa lettre, Madame Dupré parle d’un concert qui a eu lieu le 17 novembre 1946 à Hollywood.
(3) Allusion à l’abandon par le général De Gaulle de la scène politique occupée en cette fin de l’année 1946 par les élections législatives du 10 novembre de la Ière Assemblée Nationale de la IVème République à forte majorité M.R.P., socialiste et communiste. Vincent Auriol, socialiste, prochain Président de la République, sera élu Président de l’Assemblée le 3 décembre.
Mon bien cher Ami,
J’aurais plaisir à bavarder avec vous, mais, hélas, je suis un peu noyé de travail, ces jours-ci.
Et j’aurais grand plaisir à bavarder aussi à la tribune, si celle-ci n’était pas devenue une Tour de Babel (1) !
Me voilà donc à pied d’œuvre, et lancé dans un métier nouveau (2) . Vous m’avez dit hier, et me répétez que vous avez confiance. Puissiez-vous être bon prophète.
Mille fidèles pensées.
Votre ami.
(1) Pour une fois, Marcel Dupré n’est peut-être pas tout à fait sincère. Certes, la tribune
étant de plus en plus visitée, il doit, et aussi il aime à recevoir confrères et élèves - beaucoup d’Américains et
d’Allemands - assisté de madame Dupré qui « filtre » les entrées. Mais il doit, quand il ne joue pas, faire des frais à ces
visiteurs et il a moins de temps à consacrer aux bonnes histoires qu’il aime raconter à son vieil ami et complice Jean
Guerner qui, toujours debout, solitaire et attentif au pied de la console, suit religieusement les sublimes improvisations
du Maître. Combien de fois ces bonnes histoires contées sur un ton gouailleur et ponctuées d’éclats de rire, ont inquiété
madame Dupré: « Marcel, je t’en supplie ! moins fort ! nous allons encore avoir des réflexions à la sacristie, on t’entend
dans toute l’église ! ».
* Un dimanche, une jeune fille se présente à la tribune, comme d’habitude pleine de monde. Jean Guerner est à sa place
habituelle, au pied de la console, non loin de madame Dupré. Il trouve la visiteuse très jolie et le dit à madame Dupré qui
se disposait à diriger la visiteuse vers le Maître:
(2) Ce métier nouveau n’est autre que la direction du Conservatoire, qui lui avait été
offerte après le décès accidentel de son ami Claude Delvincourt. Très hésitant - il avait 68 ans et ne voulait à aucun prix
abandonner Saint-Sulpice - il accepta. Pendant deux ans à la direction du Conservatoire, il fut un remarquable
administrateur.
A titre d’échantillons, en voici deux particulièrement réjouissantes :
* Widor n’avait pas un caractère facile. Après qu’il eut un jour réprimandé un élève qui ne lui donnait pas satisfaction, il
trouva sur la table de sa classe du Conservatoire ce mot anonyme : Widor, tu n’es qu’un vieux c.. .
Furieux, il se précipite vers le bureau du directeur qui n’était autre que Gabriel Fauré. Il frappe à la porte, entre et lui
présente l’inconvenant billet :
« Monsieur le Directeur, voici ce que je viens de trouver dans ma classe. »
Fauré ajuste ses lorgnons, lit, pince légèrement les lèvres, tire sur sa moustache à la gauloise, repose le papier et ses
lorgnons et d’une voix charmante murmure :
« Il faut admettre que l’adjectif a quelque chose d’assez désobligeant. »
D’après Marcel Dupré, cette observation aussi spirituelle que malicieuse n’aurait pas amélioré les relations des deux grands
musiciens.
« Cette jeune fille blonde doit être une américaine. Elle est très belle. »
« En effet, c’est une élève américaine. »
Entendant les commentaires flatteurs de mon grand-père, mademoiselle X ..., professeur de piano qui est une habituée de la
tribune, distinguée mais peu blagueuse et pas très jolie, observe :
« Vous savez, Monsieur, la beauté, c’est éphémère. »
Et la réplique de J. Guerner fuse :
« Tandis que la laideur, c’est stable. »
Le dimanche suivant, il lui semble que la vieille demoiselle fait la tête. Il s’en étonne auprès de Dupré qui, prenant son
ton inimitable de titi-parisien, lui répond :
« Ah ben dites donc ! Avec ce que vous lui avez balancé l’autre jour ! »
Et Dupré se souvenait presque mot à mot, une dizaine d’années après, de la conclusion :
« En effet, mon cher Maître, j’y suis allé un peu fort, et il est difficile de ne pas s’incliner devant cette personne
auguste qui, avec une dignité sans égale, porte la double et lourde majesté de l’âge et du malheur ... mais, bon sang, que
votre petite élève américaine était jolie ! »