Article du Père Jean Gillet, paru dans "Rive Gauche", mensuel catholique du quartier de l'église St-Sulpice, numéro de mai 1966.
On croit qu'il est facile à un curé de dire ce qu'il pense de l'organiste de son église, surtout si, comme c'est le cas, il n'a que du bien à en dire. Il y a en effet des relations humaines qui s'instaurent sur un plan d'intimité qu'on n'aime guère révéler. C'est du moins à cela que m'a habitué Marcel Dupré.
Mais l'organiste dans sa fonction, me direz-vous ? L'organiste dans ses relations avec les fidèles ? Les fidèles, ce sont d'abord les paroissiens de Saint-Sulpice. Entre eux et M. Dupré se sont créés des liens les plus souvent invisibles, car beaucoup l'entendent sans le voir, tant est discrète son arrivée du dimanche matin. Mais ils connaissent son jeu et lui savent gré d'avoir donné à leur prière, pour une part si grande, le climat qui est le sien.
Les fidèles, ce sont aussi les paroissiens de M. Dupré. J'entends par là non pas les intimes du maître qui ne cessent de l'assiéger, mais tant d'inconnus venus de loin pour l'entendre, et qui interrogent dans les langues les plus diverses le prêtre qui passe ou le service d'accueil : "A quelle heure M. Dupré jouera-t-il ?" On pourrait dire qu'il y a là profanation, qu'on vient à la messe non pour un organiste mais pour Dieu. Je pense pour ma part que beaucoup sont venus entendre M. Dupré qui ont été par lui conduits au seuil de la prière.
Qu'il ait, lui, un message à livrer qui vient du plus profond de son coeur, voici entre tant d'autres un exemple qui le montrera. Il y a quelques années, au lendemain d'un deuil cruel qui déchira son coeur de père, il tint, surmontant son immense tristesse, à venir quand même à son orgue, encouragé, je dois le dire, par son admirable épouse. Je m'attendais à le sentir fatigué, hésitant peut-être ? C'était bien mal le connaître. Un paroissien qui ignorait tout du drame me dit ce matin-là : "Mais qu'avait donc M. Dupré aujourd'hui ? Avez-vous entendu, spécialement la communion ? Il s'est surpassé".
Mais j'entre là dans ce domaine intime que je m'étais promis de ne pas dévoiler, de peur d'être indiscret. Ce que je dois surtout souligner, c'est la conscience qu'il a de la mission propre de l'organiste. Maintes fois je l'ai entendu faire cette profession : "Je suis là non pour gêner la prière, mais pour l'aider ; je suis au service de la liturgie". C'est de son maître Widor qu'il prétend tenir cette formule : mais elle est celle de l'Église. Cela se traduit par une fidélité à son poste peu ordinaire, jointe à une conscience professionnelle sans défaillance : "Mes forces reviennent, me dit sa dernière lettre, et je me suis remis à travailler mon orgue". Travailler son orgue !
Ce sens du service se traduit aussi par un souci constant de discrétion et d'effacement qui n'en rend que plus précieux le support qu'il offre à notre prière. Cela est vrai dans les offices liturgiques, bien sûr, mais aussi lors de nos célébrations proprement musicales où, déployant à loisir son prestigieux talent et donnant libre cours à son génie d'improvisation, il accepte d'alterner avec notre modeste chorale paroissiale qu'il encourage avec tant de bienveillance. Ce fut le même souci qui l'anima lors du centenaire de notre grand orgue. Comme il donnait ce jour-là un récital qui devait attirer un grand public d'artistes, il me demanda avec insistance, craignant qu'on fasse de notre église une salle de concert, d'annoncer qu'on terminerait par une prière.
N'est-ce pas enfin cet esprit de service qui transparaît dans l'extrême courtoisie, d'un charme assez vieille France, avec laquelle cet organiste, l'un des plus illustres de ce temps, traite tous ceux qui fréquentent la sacristie ou le presbytère ? Pour mon compte, je suis toujours très touché lorsque je le vois arriver, le visage illuminé par un sourire où rayonnent et sa bonté et son humilité, et qu'il m'interroge : "Monsieur le Curé, si ce n'est pas indiscret, j'ai une petite faveur à vous demander". Mais non, Cher Maître, vous savez que vous n'êtes jamais indiscret et que vous pouvez tout me demander !